Le Festival international du film documentaire à Biarritz (Fipadoc) a sélectionné pour la première fois des séries pour sa programmation exigeante. Un choix pertinent permettant de comprendre en profondeur historique et politique le phénomène très troublant des « Évangéliques à la conquête du monde », un mouvement anti-avortement, anti-homosexuel, anti-féministe, de Trump à Bolsonaro, en passant aussi par des pays en Europe, comme la France, ou la RDC en Afrique. Entretien avec le réalisateur Thomas Johnson.
RFI : Pour réaliser votre série de 3x52 minutes, Les Évangéliques à la conquête du monde, vous avez tourné pendant quatre ans sur quatre continents. Comment définissez-vous un évangélique ? De quels évangéliques parlez-vous dans votre film ?
Thomas Johnson : Les évangéliques, c’est le mouvement chrétien le plus dynamique en ce moment dans le monde. Cela concerne 650 millions de personnes, c’est-à-dire un humain sur douze ! Il me semblait important de raconter qui sont ces chrétiens si dynamiques, avec cette église qui est en train de resurgir et de surgir de partout. Qui sont-ils ? Ils ont quatre caractéristiques principales, partagées par tous les évangéliques du monde : 1) ce sont des grands lecteurs de la Bible, c’est leur livre de référence. 2) Pour eux, Jésus est venu sur terre pour nous sauver de tous nos péchés. 3) Le baptême à l’âge adulte est fondamental, c’est-à-dire on devient évangélique dès qu’on est en âge de comprendre ce que signifie devenir évangélique. 4) Le devoir de tout évangélique est d’évangéliser, de partir et de répandre la bonne parole aux autres et au monde entier.
Dans votre documentaire, vous vous intéressez surtout aux côtés politiques du mouvement évangélique. Par exemple, vous retracez l’histoire et montrez que les évangéliques ont depuis longtemps eu un rôle politique très important aux États-Unis. En même temps, vous soulignez la rupture qui a eu avec l’élection de Donald Trump en tant que président des États-Unis en 2017. De quelle nature était cette rupture ?
Les États-Unis ont joué un rôle primordial pour les évangéliques, mais le courant évangélique est né en Europe, en Suisse, en Allemagne, en France, avec la réforme contre l’Église catholique. Mais aux États-Unis, cela a pris une dimension très importante, notamment à partir de 1945 avec le prédicateur évangélique Billy Graham. Ce qui était un mouvement très religieux est devenu une arme politique, un mouvement politique, à partir des années 1980. Ils ont porté Ronald Reagan au pouvoir, après George W. Bush, et ensuite, en 2017, Donald Trump.
Et avec Donald Trump, les évangéliques sont pour la première fois littéralement entrés à la Maison-Blanche. Une rupture avec des conséquences politiques très profondes.
À partir de là, le discours évangélique a été utilisé comme outil de propagande par l’administration républicaine et par Donald Trump pour diriger le pays. Ils ont mis en place à la Cour suprême des États-Unis des juges qui soutenaient les valeurs de « la majorité morale » anti-avortement, anti-homosexuelle, anti-féministe. Toutes ces valeurs de la droite très conservatrice américaine ont été mises en place au niveau étatique et au niveau de l’administration américaine. Ils ont fait entrer à la Maison-Blanche des évangéliques, notamment une femme qui dirigeait l’ensemble du mouvement évangélique et ils ont placé des représentants évangéliques dans toutes les administrations du pays. Au niveau international, une des grandes influences que cela a eues, c’est que les États-Unis ont reconnu Jérusalem comme étant la capitale d’Israël, contre toutes décisions internationales des Nations-Unis et autres.
Au Brésil, Jair Bolsonaro a appliqué pratiquement le même procédé lors de son élection en 2019 que Donald Trump aux États-Unis. Ont-ils copié la démarche trumpiste ou doit-on parler d’une coïncidence d’un même mouvement au même moment ?
Les spécialistes américains, brésiliens et suisses interviewés dans le film reconnaissent que Bolsonaro a été complètement fabriqué par Trump. Trump a été le modèle de Bolsonaro. Ils ont travaillé ensemble pour mettre en place un nouveau pouvoir évangélique au Brésil.
En Afrique, vous montrez, entre autres, la dynamique impressionnante des évangéliques à Kinshasa. Quelle est actuellement l’influence des évangéliques en Afrique ?
En Afrique, ils ont une influence très importante, notamment à Kinshasa, avec le mouvement charismatique évangélique. Ils ont un pouvoir politique très important. En Afrique, il y a eu une répression contre les homosexuels qui a été provoquée, entre autres, par les mouvements évangéliques anti-homosexuels. Une répression qui est allée, par exemple en Ouganda, jusqu’à la condamnation à mort d’homosexuels. Tout cela avec le soutien de certaines églises évangéliques des États-Unis et de beaucoup d’argent venant des États-Unis. Il y a un courant évangélique appelé l’évangile de la prospérité, qui défend l’idée : ce que tu donnes à ton église, Dieu te le rendra. Ce qui a très bien marché au Brésil, et aussi au Nigéria. Cela a permis à des pasteurs évangéliques de s’enrichir de façon éhontée.
Les évangéliques en Afrique, ont-ils aussi porté au pouvoir des présidents africains ?
Je ne dirais pas qu’ils ont porté au pouvoir des présidents africains, mais cela peut venir d’un jour à l’autre.
Quelle est la dynamique des évangéliques en France ?
En France, les évangéliques sont relativement peu nombreux, on parle de 600 000 à 800 000, le chiffre étant en augmentation avec la faillite de l’Église catholique. Avec les problèmes actuels de l’Église catholique, on peut penser que le nombre des évangéliques en France va augmenter. Le courant évangélique a donné naissance à un pouvoir évangélique qui détient un discours très moralisateur et identitaire de la société. Ils pensent qu’il faut sauver la civilisation judéo-chrétienne contre d’autres tendances, et notamment contre les musulmans. Cela rejoint les discours de la droite des droites nationalistes qui sont devenus des nationalistes chrétiens ou religieux dans le monde, notamment en France et en Allemagne, mais pratiquement dans tous les pays occidentaux en ce moment. Les droites chrétiennes évangéliques américaines sont derrière ces mouvements ou les influencent directement. Cela a donné naissance en Europe aux mouvements de l’extrême droite. Par exemple, ils sont très proches d’Eric Zemmour ou de Marion Maréchal en France, des mouvements d’extrême droite en Allemagne… Et derrière tout cela est aussi un Monsieur comme Mike Pence, l’ancien vice-président sous Trump.
Aujourd’hui, les évangéliques revendiquent clairement un nationalisme religieux et une « grande croisade ». Peut-on dire que les évangéliques se sont transformés en un mouvement anti-démocratique ?
Je ne dirais pas que les évangéliques se sont transformés en un mouvement anti-démocratique. Parmi les évangéliques, il y a tout : beaucoup d’évangéliques ne sont pas du tout dans la droite nationaliste et très conservatrice, mais ils sont plutôt progressistes, démocrates, pour la séparation du pouvoir religieux et politique. Donc, ce n’est pas le mouvement évangélique en soi. C’est une tendance très conservatrice, très à droite, c’est la droite conservatrice américaine qui est devenue un mouvement politique qui influence tous les mouvements évangéliques dans le monde, mais surtout les politiques conservateurs. C’est-à-dire qu’ils donnent des arguments idéologiques à la droite nationaliste moderne qui est en train de surgir dans beaucoup de pays, que ce soit en Russie, en Europe, en Afrique ou sur d’autres continents… En ce moment, le mouvement nationaliste chrétien qui émerge en Russie avec Poutine est assez proche de la droite nationaliste qui est autour de Donald Trump. On sait qu’il y a eu des rapprochements très importants entre Trump et Poutine.
Votre documentaire met également en évidence qu’une partie des évangéliques rejoigne le mouvement des suprématistes blancs.
Oui, historiquement, il y a eu une alliance depuis le XVIIIe siècle entre les suprématistes blancs et les évangéliques blancs – parce qu’il y a aussi tout un mouvement d’évangéliques noirs qui ont quand même donné naissance à Martin Luther King… Mais le mouvement évangélique tel qu’on le comprend aujourd’hui, c’est un mouvement évangélique blanc de la classe des dirigeants des États-Unis qui était quand même esclavagiste, ségrégationniste, etc. Cela a donné naissance à cette notion de suprématie blanche. Or cette relation entre le mouvement évangélique et la suprématie blanche du début du XXe siècle n’a jamais été remise en cause de façon profonde. Donc, il subsiste encore aujourd’hui.
Effectivement, ceux qui ont peur du « grand remplacement » sont aussi, dans certains pays, notamment aux États-Unis, mais peut-être aussi chez nous, des suprématistes blancs… La peur du musulman, de l’arabe, de l’étranger, etc., là, on voit les choses se rejoindre. L’Église évangélique n’a jamais réellement fait son mea culpa, elle ne s’est jamais remise en cause par rapport à cette relation forte qui existait entre ce mouvement de suprématie blanche et le mouvement religieux des évangéliques. Si on remonte dans l’histoire, il y a aussi l’histoire des Indiens aux États-Unis qui ont été éliminés, au nom de la supériorité de la civilisation judéo-chrétienne ou de l’idée que la chrétienté allait racheter l’humanité. C’est quelque chose qu’on peut entendre encore aujourd’hui, revendiqué par les évangéliques de la droite conservatrice non seulement américaine, mais aussi mondiale.
Vous interrogez dans votre documentaire des experts, des universitaires, mais surtout beaucoup d’évangéliques. Est-ce que l’enjeu du documentaire était d’expliquer le mouvement évangélique de l’intérieur de leur propre mouvement ?
Oui, mon souhait était d’entendre les évangélistes, les grands défenseurs de l’idéologie de la droite conservatrice. Je voulais entendre comment ils s’expriment sur leur idéologie, sur leur vision du monde, etc. Je n’étais pas dans la confrontation. J’étais dans l’écoute ce qu’ils ont à me dire et de leur vision du monde. Leur vision du monde m’effraye, mais eux, ils en sont très contents.
Qu’est-ce qui vous a surpris le plus en réalisant ce documentaire ?
Une des choses qui m’a surpris le plus, c’est que les personnes qui soutiennent ces thèses suprématistes, anti-avortement, anti-homosexuel, sont des gens très sympathiques. Mais ce qu’ils expriment n’est pas sympathique du tout. La propagande qu’ils présentent, c’est une tromperie qui pousse à l’affrontement.
rfi